Stabilité du système solaire

Régulièrement, des prophètes nous annoncent l’imminence de la fin du monde. Nous sommes au regret de devoir informer nos fidèles lecteurs que cette fin du monde pourrait bien avoir lieu … dans quelques milliards d’années.

L'étoile mystérieuse (Hergé-1942)

Tout étudiant en L1 de physique étudie un jour ou l’autre le problème d’un système isolé de deux corps en interaction mutuelle selon la loi de la gravitation universelle de Newton. Son professeur de physique est très fier de lui démontrer rigoureusement les trois lois de Kepler, en particulier que les deux trajectoires sont des ellipses immuables, dont le barycentre est un foyer. (L’étudiant notera qu’en général, son professeur ne lui dit pas où un corps se trouve sur son ellipse en fonction du temps ; posez-lui donc la question …)

L’apprenti-physicien apprend ensuite que le « problème à N corps » en interaction gravitationnelle Newtonienne n’est pas intégrable dès que N > 2. En effet, on ne sait pas écrire de solution mathématique exacte utile pour ce problème (*). Il est en général nécessaire de procéder à une résolution approchée des équations différentielles du mouvement des N corps ; dès les débuts de la mécanique céleste, les astronomes ont développés un ensemble de méthodes, regroupées sous le nom de « théorie des perturbations« , qui furent perfectionnées au fil du temps.

L’apparente régularité observée dans le mouvement des planètes autour du Soleil a conduit les astronomes à se poser la question fondamentale de la « stabilité » à long terme du Système Solaire [Vi1]. Les résultats de Laplace et Lagrange, obtenus au moyen de la théorie des perturbations, semblaient aller dans le sens d’une certaine forme de stabilité [La5].

Ce bel optimisme va hélas voler en éclat en1889, lorsque le mathématicien Henri Poincaré entreprend l’étude d’un cas particulier « simple » du problème à trois corps, le problème « plan, circulaire, restreint » :

« En ce qui concerne le problème des trois corps, je ne suis pas sorti du cas suivant : je considère trois masses, la première très grande, la seconde petite mais finie, la troisième infiniment petite; je suppose que les deux premières décrivent un cercle autour de leur centre de gravité commun et que la troisième se meut dans le plan de ces cercles. Tel serait le cas d’une petite planète troublée par Jupiter, si l’on négligeait l’excentricité de Jupiter et l’inclinaison des orbites. »

Poincaré croit d’abord avoir démontré la stabilité de l’édifice, puis s’apercevant que sa démonstration est incomplète, reprend son travail, pour s’apercevoir finalement que ce système dynamique est très probablement instable, ou « chaotique » (bien que le mot chaos n’était pas utilisé, la « théorie du chaos » ne datant que des années 1960) [Yo, Be, Ch1, Ch2, DH, BG2, Vi2].

Un nouveau rebondissement se produisit en 1954 :  le mathématicien soviétique Andreï Kolmogorov annonçait lors du Congrès International des Mathématiciens une forme nouvelle de stabilité ; le théorème de Kolmogorov ne fut démontré rigoureusement qu’en 1963 par son élève Vladimir Arnold et, indépendamment (et sous des hypothèses un peu différentes), par Jürgen Moser ; l’ensemble de ces travaux portent le nom de « théorie KAM » [LV]. Certains ont alors pu croire que la question de la stabilité du Système Solaire était définitivement réglée …

Depuis les années 1980, l’astronome Jacques Laskar effectue des simulations numériques des équations approchées de la dynamique du Système Solaire sur de très longues durées. Cet auteur a commencé par confirmer que cette dynamique était chaotique, et possédait un horizon temporel de Lyapunov de l’ordre de 100 millions d’années [La1, La2, La3] ; au delà de cet horizon, seules sont possibles des prédictions d’ordre probabilistes (**).

Poursuivant ses travaux en poussant l’intégration numérique sur quelques milliards d’années (***), Jacques Laskar a conclu en 2009 qu’il existait une probabilité non-nulle de collision d’une petite planète (Mercure, Mars, Vénus) avec la Terre [CNRS, La4, La5, La6]. Un film mettant en scène les résultats de ces simulations est disponible sur la page de l’auteur.

Joyeuse fin du monde …

Ajout du 17 mai 2014 : le lecteur peut désormais s’amuser à essayer de construire un système planétaire stable grâce au jeu conçu par l’astronome américain Stefano Meschiari (McDonald Observatory).

Super Planet Crash

(*) Pour le problème à trois corps, le mathématicien Karl Sundman a démontré en 1912 l’existence d’une solution exacte. Malheureusement, cette solution formelle n’a aucun intérêt pour obtenir des prédictions physiques utiles [He, BG1]. En 1991, le mathématicien Qiudong Wang a publié une généralisation de cette solution formelle pour le problème à N corps [Wa].

(**) Tout ordinateur effectuant ses opérations sur un nombre fini de bits, des erreurs d’arrondis s’introduisent à chaque itération de l’algorithme de résolution numérique des équations différentielles ; ces erreurs s’ajoutent aux erreurs inhérentes à l’algorithme lui-même. Pour un système chaotique présentant le phénomène de « sensibilité aux conditions initiales », on peut alors légitimement se poser la question de la pertinence d’intégrer numériquement ces équations au delà de l’horizon de Lyapunov. Un résultat mathématique, le « lemme de poursuite » (« shadowing lemma« ) montre que cet exercice n’est pas vain, au moins pour la classe des systèmes chaotiques « hyperboliques ».

(***) La durée de vie du soleil est estimée de l’ordre de 10 milliards d’années (CEA).

 

Orientation bibliographique :

  • [Be] François Béguin ; Le mémoire de Poincaré pour le prix du roi Oscar :
    l’harmonie céleste empêtrée dans les intersections homoclines, dans : Eric Charpentier, Étienne Ghys & Annick Lesne (éditeurs), L’héritage scientifique de Poincaré, Collection Échelles, Belin (2006), ISBN 2-7011-4332-2. pdf.
  • [BG1] June Barrow-Green ; The dramatic episode of Sundman, Historia Mathematica 37(2) (2010), 164–203. pdf.
  • [BG2] June Barrow-Green ; Poincaré & the Three Body Problem, American Mathematical Society (1997), ISBN 0-8218-0367-0.
  • [Ch1] Alain Chenciner ; Une promenade dans les « Méthodes Nouvelles de la Mécanique Céleste », Gazette des Mathématiciens 134 (2012), 37-47. pdf.
  • [Ch2] Alain Chenciner ; Poincaré et les trois corps, Séminaire Poincaré XVI (2012), 45-133. pdf.
  • [CNRS] CNRS ; Mercure, Mars, Vénus, la Terre : le choc des planètes !, communiqué de presse (10 juin 2009).
  • [DH] Florin Diacu & Philip Holmes ; Celestial Encounters – The Origin of Chaos, Princeton University Press (1996), ISBN : 0-691-00545-1.
  • [He] Malte Henkel ; Sur la solution de Sundman du problème des trois corps, Philosophia Scientiae 5(2) (2001), 161-184. pdf.
  • [La1] Jacques Laskar & Claude Froeschlé ; Le chaos dans le système solaire,
    La Recherche 232 (1991), 572-582.
  • [La2] Jacques Laskar ; La stabilité du système solaire, dans : Amy Dahan Dalmedico, Jean-Luc Chabert et Karine Chemla (sous la direction de), Chaos & déterminisme, Points Sciences, Le Seuil (1992) .
  • [La3] Jacques Laskar ; Périodicité & chaos dans le système solaire, Université de tous les savoirs (19 décembre 2000). Vidéo de la conférence.
  • [La4] Jacques Laskar ; Existence of collisional trajectories of Mercury, Mars
    and Venus with the Earth, Nature 459 (11 juin 2009), 817-819. pdf.
  • [La5] Jacques Laskar ; Le Systeme solaire est-il stable ?, Séminaire Poincaré XIV (2010), 221-246. pdf.
  • [La6] Jacques Laskar ; Mercure, Mars, Vénus, la Terre : le choc des planètes !, conférence donnée à l’Institut d’Astrophysique de Paris le 6 décembre 2011, en ligne.
  • [LV] Roberto Livi & Angelo Vulpiani (éditeurs) ; L’héritage de Kolmogorov en physique, Collection Échelles, Belin (2003), ISBN 978-2-7011-3558-8. Consulter également : Éric Charpentier, Annick Lesne & Nikolaï Nikolski (éditeurs) ; L’héritage de Kolmogorov en mathématiques, Collection  Échelles, Belin (2004), ISBN 978-2-7011-3669-1.
  • [Vi1] Cédric Villani ; Peut-on mathématiquement prédire l’avenir du Système Solaire?, conférence du 29 mars 2011. vidéo.
  • [Vi2] Cédric Villani ; La meilleure et la pire des erreurs de Poincaré, conférence du 11 septembre 2012. vidéo.
  • [Wa] Qiudong Wang ; The Global Solution of N-body Problem, Celestial Mechanics 50(1) (1991), 73-88. pdf.
  • [Yo] Jean-Christophe Yoccoz ; Une erreur féconde du mathématicien Henri Poincaré, Gazette des Mathématiciens 107 (2006), 19-26. pdf.

Les commentaires sont fermés.