« Le physicien semble ne jongler qu’avec des formules ; la vérité est qu’il y emprisonne l’Univers. »1
Science de la Nature, la physique est basée sur l’observation des phénomènes expérimentaux, à laquelle elle ne saurait toutefois se réduire :
« Une expérience de physique n’est pas simplement l’observation d’un phénomène ; elle est, en outre, l’interprétation théorique de ce phénomène. « 2
« En effet, il n’existe aucun « fait expérimental brut », parce que l’indication de tout instrument de mesure ne se comprend qu’en termes d’une ou plusieurs théories impliquées dans la définition même de sa structure et de son emploi. »3
L’objet de la théorie physique est d’établir « un système abstrait qui a pour but de résumer et de classer logiquement un ensemble de lois expérimentales, sans prétendre expliquer ces lois. » 4
« L’accord avec l’expérience est, pour une théorie physique, l’unique critérium de vérité. » 5
« Dieu géométrise toujours. » 6
Alors que, dès l’Antiquité grecque, l’astronomie avait mathématisée les mouvements des corps célestes , la physique « sublunaire » d’Aristote et de ses successeurs était restée largement qualitative 7. C’est depuis Galilée que la physique s’écrit en langage mathématique :
« La philosophie [naturelle] est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l’Univers), mais on ne peut le comprendre si d’abord on n’apprend pas à comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d’autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d’y comprendre un mot. » 8
Si l’algèbre et l’analyse mathématique sont rapidement venues compléter le vocabulaire géométrique de Galilée, Louis Poinsot continue de nous mettre en garde :
» Gardons nous de croire qu’une science soit faite quand on l’a réduite à des formules analytiques. Rien ne nous dispense d’étudier les choses en elles mêmes, et de nous bien rendre compte des idées qui font l’objet de nos spéculations. N’oublions point que les résultats de nos calculs ont presque toujours besoin d’être vérifiés d’un autre côté, par quelques raisonnement simple ou par l’expérience. » 9
Le lecteur notera que le développement de la physique quantique a considérablement accru le niveau d’abstraction de la physique théorique :
« Les progrès accomplis par les quanta ont amené les physiciens à réviser la notion qu’ils avaient de leur propre idéal. Il ne leur appartient plus d’interpréter la Nature à l’aide d’images plus ou moins anthropomorphiques, mais seulement d’en rendre raison aussi bien que le permet la structure de leur esprit. Au lieu de viser l’être ontologique [...] de l’atome, ils prétendent saisir dans le réel le quantitatif intelligible qui est d’ordre mathématique. Le savant atteint la prodigieuse complexité du réel au moyen de formules et de théories abstraites infiniment mieux qu’il ne saurait le faire en recourant à des représentations pittoresques. » 10

Profession de foi de Dirac faite lors d'une conférence à l'Université de Moscou (1955).
Nous invitons le lecteur à distinguer soigneusement la « physique théorique » et la « physique mathématique ». Le physicien Louis de Broglie précise la nuance :
« La physique mathématique, c’est l’examen approfondi et critique des théories de la physique par un esprit entrainé aux spéculations mathématiques afin d’en améliorer, d’en rendre plus rigoureuses les démonstrations, afin aussi d’y trouver des thèmes pour ses propres recherches mathématiques, la physique ayant souvent, on le sait, guidé les géomètres dans leurs découvertes.
La physique théorique, c’est la construction de théories aptes à rendre compte des faits expérimentaux et à guider le travail des hommes de laboratoire : elle nécessite, surtout à l’heure actuelle, des connaissances mathématiques étendues, mais n’est pas ordinairement l’œuvre de véritables mathématiciens : elle exige une grande connaissance des faits expérimentaux et surtout une sorte d’intuition physique que tous les mathématiciens ne possèdent pas. » 11
Écrit en 1954, le texte de Louis de Broglie conserve toute sa pertinence, en particulier sur la nécessité pour le physicien théoricien de posséder un bagage mathématique le plus étendu possible.
Dans une lettre à Arnold Sommerfeld datée du 29 Octobre 1912, Albert Einstein écrivait :
« Je suis désormais pénétré d’un grand respect pour les mathématiques dont j’avais jusqu’alors, dans ma simplicité d’esprit, considéré la partie la plus subtile comme un luxe pur. »
C’est qu’Einstein du en effet recourir aux concepts abstraits de la géométrie différentielle (développés en 1854 par le mathématicien Bernard Riemann) pour bâtir sa propre théorie relativiste de la gravitation, communément appelée « relativité générale ». Un siècle plus tard, topologie, géométrie différentielle et théorie des groupes imprègnent de larges pans de la physique théorique, de la mécanique analytique (lagrangienne et hamiltonienne) à la physique des particules, en passant par la physique de la matière condensée 12.
Il n’échappera pas au lecteur que le « niveau de rigueur » employé en physique théorique diffère de celui utilisé en physique mathématique. Le physicien mathématicien Jean-Marie Souriau avait d’ailleurs coutume de définir la physique théorique comme l’alliance de « la Physique, moins l’expérience, et les Mathématiques, moins la rigueur » 13. C’est que, comme l’écrit Marcel Brillouin dans sa préface au livre de Boltzmann 14 :
« Si la rigueur seule est définitive, elle n’est pas seule intéressante. »
Un excès de rigueur peut même parfois se révéler nuisible en physique théorique, comme en témoigne Kip Thorne 15 :
« Les physiciens théoriciens français sont encore mieux formés en mathématique que les britanniques. Mais, pendant les années 60 et 70, les théoriciens relativistes français étaient à ce point imbus de rigueur mathématique (c’est à dire de perfection) et négligeaient tellement l’intuition physique, qu’ils ne contribuèrent guère à notre compréhension de l’effondrement des étoiles et des trous noirs. Bien qu’ils connussent à fond les mathématiques et la topologie, leur exigence de rigueur les ralentit au point qu’ils ne purent pas entrer en compétition avec les britanniques. En fait, ils n’essayèrent même pas, leur attention étant bloquée ailleurs. »
Rappelons toutefois que, en dépit de son flagrant manque de rigueur, la physique théorique continue d’être une source d’inspiration féconde pour les mathématiciens. Ainsi Sir Michael Atiyah note-t-il dans sa présentation des travaux du physicien théoricien Edward Witten pour la médaille Fields 1990 16 :
« La physique fournit une riche source d’inspiration et d’idées en mathématiques. [...] L’intuition physique ne conduit pas toujours immédiatement à une preuve mathématique rigoureuse, mais elle nous guide souvent dans la bonne direction, et on peut alors espérer trouver des preuves techniquement correctes. »
Pour conclure ce très bref tour d’horizon conceptuel, notre lecteur ne manquera pas de s’émerveiller avec Eugene Wigner sur la « déraisonnable efficacité des mathématiques dans les sciences naturelles » 17.
Mais laissons le mot de la fin à Albert Einstein 18 :
« Si vous voulez étudier chez l’un quelconque des physiciens théoriciens les méthodes qu’il utilise, je vous suggère de vous tenir à ce principe de base : n’accordez aucun crédit à ce qu’il dit, mais jugez ce qu’il a produit ! »
Orientation bibliographique
- Pierre Duhem, La théorie physique: son objet, et sa structure, (Paris-1905), archive.org. Réédition Vrin (1997), ISBN 978-2-7116-0221-6.
- Pierre Duhem, Sauver les phénomènes. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée, Hermann (1908), pdf. Réédition Vrin (2005), ISBN 978-2-7116-1608-4.
- Jean-Bernard Zuber et al., Phénomènes physiques, théories et modèles, rapport de la section 02 du CNRS (1996). pdf
- Gerard ‘t Hooft, How to become a good theoretical physicist ?, web. Le Professeur ‘t Hooft sait de quoi il parle : il a reçu le prix Nobel de physique 1999 — conjointement avec Martinus Veltman — pour leurs contributions essentielles à la renormalisation des théories de jauge non Abéliennes 19.
Articles
- Roger Balian et Jean Zinn-Justin, Mathématiques et physique, Académie des Sciences (2005), pdf.
- Roger Balian, Les rapports entre physique et mathématiques, dans : L’École mathématique française, Institut Henri Poincaré (1994), pdf.
- Roger Balian, Hasard, probabilités, incertitude, déterminisme, chaos…, Raison Présente (2016), pdf.
- Thomas Boyer et Anouk Barberousse, Interpréter une théorie physique, Methodos 13 (2013), web.
- Richard W. Hamming, The Unreasonable Effectiveness of Mathematics, The American Mathematical Monthly 87 (2) (February 1980), 81-90, texte.
- Gernot Münster, The role of mathematics in contemporary theoretical physics, dans : Philosophy, Mathematics and Modern Physics (E. Rudolph, I-O Stamatescu, eds), Springer (1994), 205-212, pdf.
- PAM Dirac, The Relation between Mathematics and Physics, Proceedings of the Royal Society of Edinburgh 59 (2) (1938-39), 122-129, texte.
Notes
- Théo Kahan, dans : François Le Lionnais, Les grands courants de la pensée mathématique, Cahiers du sud (1948), réédité par Hermann (1998), pp. 427-428. ↩
- Pierre Duhem, La théorie physique: son objet, et sa structure, (Paris-1905). ↩
- Olivier Costa De Beauregard, Sur quelques citations tirées de « La théorie physique, son objet, sa structure » de Pierre Duhem, Revue d’histoire des sciences 30 (4) (1977), 361-366 ↩
- Pierre Duhem, La théorie physique: son objet, et sa structure, ibid. ↩
- Pierre Duhem, La théorie physique: son objet, et sa structure, ibid ↩
- Platon. ↩
- Pour un panorama historique de la description du Cosmos, lire e.g. : Nathalie Deruelle, De Pythagore à Einstein, tout est nombre – La relativité générale, 25 siècles d’histoire, Belin (2015), ISBN 978-2-7011-9501-8. ↩
- Galilée, L’Essayeur, (1623). ↩
- Louis Poinsot, Théorie nouvelle de la rotation des corps, Bachelier (1851). ↩
- Théo Kahan, Les grands courants de la pensée mathématique, ibid., p. 432. ↩
- Louis de Broglie, Henri Poincaré et les théories de la physique, Société Astronomique de France (Juin 1954), 217-229. ↩
- Le physicien mathématicien Sir Roger Penrose brosse un vaste panorama de la physique théorique contemporaine dans : Roger Penrose, À la découverte des lois de l’univers – La prodigieuse histoire des mathématiques et de la physique, Odile Jacob (2007), ISBN 978-2-7381-1840-0. ↩
- Jean-Pierre Petit, Portait de Jean-Marie Souriau, web ↩
- Ludwig Boltzmann, Leçons sur la théorie des gaz, Gauthier-Villars (1902), réédité par Jacques Gabay (1987), ISBN 978-2-87647-004-0. ↩
- Kip S. Thorne, Trous noirs et distorsions du temps, Flammarion (1997) , ISBN 978-2-08-211221-7, pp. 503-504. ↩
- Michael Atiyah, On the Work of Edward Witten, International Congress of Mathematicians (1990). ↩
- Eugene Wigner, The Unreasonable Effectiveness of Mathematics in the Natural Sciences, Communications in Pure and Applied Mathematics 13 (I) (February 1960), 1-14. ↩
- Albert Einstein, Sur la méthode de la physique théorique, dans : Comment je vois le monde, Flammarion (1979). ↩
- Les théories de jauge non Abéliennes sont les théories quantique des champs utilisées dans le « Modèle Standard » décrivant les interactions fondamentales électro-faible et forte. Seule l’interaction gravitationnelle résiste encore à une description quantique entièrement cohérente. ↩