Ken Wilson

Le physicien théoricien américain Kenneth G. Wilson, prix Nobel de physique 1982, est décédé le 15 juin 2015 à l’age de 77 ans 1.

Ken Wilson était sans conteste l’un des physiciens théoriciens les plus important de la seconde moitié du XXe siècle. Spécialiste de la théorie quantique des champs, il a su bâtir un pont entre la physique des particules et la physique statistique des transitions de phases, ce qui lui a permis de comprendre la description des « phénomènes critiques », comme par exemple le comportement d’un fluide au voisinage de son point critique, ou encore celui d’un aimant au voisinage de sa température de Curie.

Physique statistique & groupe de renormalisation

Les théories utilisées avant Wilson pour décrire ces phénomènes critiques étaient des théories dites de « champ moyen », comme la théorie de van der Waals pour les fluides, ou la théorie de Curie-Weiss pour les aimants. Ces théories de champ moyen avaient trouvées en 1937 un cadre général introduit par le théoricien soviétique Lev Landau, mais elles échouaient systématiquement à reproduire les valeurs expérimentales des exposants critiques.

La percée fondamentale de Ken Wilson a consisté à importer en physique statistique un outil mathématique, le « groupe de renormalisation », qui avait été développé avant lui pour les besoins de la physique des particules par les physiciens théoriciens américains Murray Gell-Man et Francis Low, ainsi que par les soviétiques Nicolai Bogoliubov et Dmitry Shirkov 2 3 4 5 6.

Ce travail fondamental de Ken Wilson, réalisé vers 1971 et unanimement salué, lui valu le prix Nobel de physique 1982 « pour sa théorie des phénomènes critiques en relation avec la théorie des transitions de phases ». Ken Wilson a lui-même tenté de vulgariser ses difficiles travaux dans un article publié en 1979 dans la revue Scientific American 7 ;  on pourra lire également l’article de Rémi Jullien 8.

Pour un panorama conceptuel récent, on pourra consulter l’excellent article de Michael Fisher 9. Le lecteur francophone dispose des livres d’introduction de Jean Zinn-Justin 10 et de Michel Le Bellac 11 ; on consultera également les articles  de Jean Zinn-Justin 12 13 14, sa monographie monumentale 15, son article de revue en ligne 16, et le petit livre d’Édouard Brézin 17.

QCD sur réseau

Ken Wilson est ensuite retourné vers la physique des particules, et notamment l’étude de la « chromodynamique quantique » (QCD, pour Quantum ChromoDynamics), une théorie quantique des champs qui décrit l’interaction nucléaire forte, responsable par exemple de la cohésion du  noyau atomique 18 19 20.

Les théories quantique des champs du Modèle Standard

Rappelons que la « théorie quantique des champs » est un cadre théorique qui permet de marier les concepts de la physique quantique avec ceux de la théorie de la relativité restreinte d’Einstein. Le prototype de la théorie quantique des champs est l’électrodynamique quantique (QED, pour Quantum ElectroDynamics), qui décrit l’interaction électromagnétique des électrons et des photons.  Née dès 1925-1926 (Pascual Jordan, Paul Dirac), cette théorie quantique et relativiste n’a pu être rendue cohérente que dans les années 1940 par Richard Feynman, Julian Schwinger et Sin-Itiro Tomonaga. Ces trois physiciens théoriciens ont été récompensés par le prix Nobel de physique 1965 ; un quatrième larron, le théoricien américain Freeman J. Dyson, n’a pu être associé à ce prix Nobel en raison d’une règle qui limite le nombre de lauréats à trois au maximum 21.

L’électrodynamique quantique est fondée sur la quantification canonique de la théorie classique de Maxwell, dont le lecteur sait qu’elle présente une symétrie abstraite fondamentale : l’invariance de jauge. En 1954, deux physiciens théoriciens, Chen Ning Yang et Robert Mills, ont construit des généralisations de la théorie de Maxwell ; ces généralisations portent aujourd’hui le nom de « théories de Yang-Mills ». Techniquement, la théorie de Maxwell est associé à un « groupe de Lie » noté U(1), qui est un groupe continu de transformations Abélien (i.e. commutatif), alors que les théories de Yang-Mills sont associées aux groupes de Lie SU(N), qui sont des groupes non-Abéliens.

Dans les années 1960, une extension de la théorie de Yang-Mills, due à Sheldon Glashow, Abdus Salam et Steven Weinberg, a donné naissance à la « théorie électro-faible », qui décrit en plus l’interaction nucléaire faible, responsable par exemple de la radioactivité β. Ces trois physiciens théoriciens ont été récompensés par le prix Nobel de physique 1979. L’ensemble de ces théories quantiques des champs constitue le « Modèle Standard » de la physique des particules, dont les prédictions sont très bien vérifiées par l’expérience. Pour le développement historique des idées, cf. e.g. 22 23.

Wilson et la QCD non-perturbative

Aux échelles d’énergie rencontrées dans les accélérateurs de particules d’hier à nos jours, la QED et la théorie électro-faible permettent le calcul des grandeurs mesurables au moyen de la théorie des perturbations, une puissante méthode mathématique qui permet une résolution approchée des équations. On dit alors que ces théories quantiques des champs sont dans un « régime perturbatif ».

Une différence notable de la QCD à « basse énergie » est qu’elle est dans un régime non-perturbatif, ce qui interdit a priori d’utiliser la théorie des perturbations 24. Ken Wilson a abordé le problème en utilisant l’élégante méthode des « intégrales fonctionnelles », initialement introduites par Richard Feynman dans les années 1940 dans le cadre de la mécanique quantique non-relativiste  – on parle alors dans ce contexte d’intégrales de chemins, de l’anglais « path integrals » 25 26.

Ken Wilson a proposé de calculer ces intégrales fonctionnelles de façon approchée en discrétisant l’espace-temps, afin d’estimer numériquement leurs valeurs ; la théorie obtenue porte le nom de « QCD sur réseau » 27 28 29 30 31 32 33. Depuis, une conférence « Lattice Field Theory » est organisée annuellement (2013 sera la 31e année). Enfin, un prix qui récompense les meilleurs travaux réalisés dans ce domaine de recherche a été crée en 2011, le « Ken Wilson Lattice Award ».

Remarque : la procédure de discrétisation sur réseau a conduit Ken Wilson à introduire un objet géométrique appelé depuis « boucle de Wilson » en son honneur. Cet objet s’est depuis avéré pertinent dans la théorie de la  « gravitation quantique à boucles », une théorie qui tente de combiner les principes de la physique quantique avec ceux de la théorie de la « relativité générale » d’Einstein.

Wilson et le calcul parallèle

Dans les années 1970, la puissance de calcul d’un seul ordinateur était insuffisante pour estimer correctement ces intégrales fonctionnelles discrétisées. Ken Wilson s’est alors naturellement intéressé au développement du « calcul parallèle », où plusieurs processeurs travaillent de concert pour augmenter la capacité de traitement de l’information, ouvrant la voie à nos « supercalculateurs » modernes.

Ken Wilson en 1982 (photo : Université Cornell / New York Times)

La renormalisation, avant et après Wilson

Avant Ken Wilson, la procédure de renormalisation apparaissait comme un subtil bricolage consistant à « cacher pudiquement les infinis sous le tapis », ce qui ne manquait pas de laisser dubitatif nombre de sommités de la théorie quantique.  Ainsi Paul Dirac écrivait-il en 1975 :

« Most physicists are very satisfied with the situation. They say: ‘Quantum electrodynamics is a good theory and we do not have to worry about it any more.’ I must say that I am very dissatisfied with the situation, because this so-called ‘good theory’ does involve neglecting infinities which appear in its equations, neglecting them in an arbitrary way. This is just not sensible mathematics. Sensible mathematics involves neglecting a quantity when it is small – not neglecting it just because it is infinitely great and you do not want it! »

Richard Feynman en 1985 :

« The shell game that we play … is technically called ‘renormalization’. But no matter how clever the word, it is still what I would call a dippy process! Having to resort to such hocus-pocus has prevented us from proving that the theory of quantum electrodynamics is mathematically self-consistent. It’s surprising that the theory still hasn’t been proved self-consistent one way or the other by now; I suspect that renormalization is not mathematically legitimate. »

La compréhension profonde du groupe de renormalisation dégagée par Ken Wilson a contribué au changement de regard porté par les physiciens théoriciens sur la procédure de renormalisation en théorie quantique des champs, avec le développement du concept de « théorie effective » 34 35 36 37 38. Steven Weinberg écrit 39 :

« Ken Wilson was one of a very small number of physicists who changed the way we all think, not just about specific phenomena, but about a vast range of different phenomena. »


Orientation bibliographique

De Ken Wilson

  • Ken Wilson ; Problems in physics with many scales of length, Scientific American (August 1979), pdf. Traduction française : Les phénomènes de physique et les échelles de longueur, Pour La Science 24 (Octobre 1979), 16-34.
  • Ken Wilson ; The Renormalization Group and Critical Phenomena, Review of Modern Physics 55 (1983), 583-600. Conférence Nobel ; pdf.

Sur Ken Wilson

  • John Cardy ; The Legacy of Ken Wilson, Journal of Statistical Mechanics (October 2013), P10002, arXiv:1308.1785.
  • Roman W. Jackiw ; Ken Wilson — The Early Years, arXiv:1312.6634.
  • Leo P. Kadanoff ; Kenneth Geddes Wilson, 1936-2013, An Appreciation, Journal of Statistical Mechanics (October 2013), P10016, arXiv:1307.0152.
  • Andreas S. Kronfeld ; Kenneth Geddes Wilson, LATTICE 2013, Proceedings of Science 504, pdf et arXiv:1312.6861.
  • Ken Wilson Symposium, Université Cornell (16 novembre 2013), en ligne.

Notes

  1. Michael Banks ; Physicist Kenneth Wilson dies at 77, Physics World (18 juin 2013), en ligne.
  2. Laurie M Brown (éditeur) ; Renormalization: From Lorentz to Landau (and Beyond), Springer (1993), ISBN 978-3-5409-7933-3.
  3. Tian Yu Cao et Silvan S. Schweber ; The conceptual foundations and the philosophical aspects of renormalization theory, Synthese 97 (1) (1993), 33-108.
  4. Tian Yu Cao ; Conceptual Developments of 20th Century Field Theories, Cambridge University Press (1997), ISBN 0-521-63420-2.
  5. Dmitry V Shirkov ; Fifty years of the renormalization group, CERN Courrier (30 aout 2001), en ligne.
  6. Kerson Huang ; A Critical History of Renormalization, International Journal of Modern Physics A 28 (2013), 1330050, arXiv:1310.5533.
  7. Ken Wilson ; Problems in physics with many scales of length, Scientific American (August 1979), pdf. Traduction française : Les phénomènes de physique et les échelles de longueur, Pour La Science 24 (Octobre 1979), 16-34.
  8. Rémi Jullien ; Le groupe de renormalisation, Bulletin de l’Union des Physiciens 77 (655) (Juin 1983), 1177-1204 ; web.
  9. Michael E. Fisher ; Renormalization group theory: Its basis and formulation in statistical physics, Review of Modern Physics 70 (1998), 653-681.
  10. Jean Zinn-Justin ; Transitions de phase et groupe de renormalisation, EDP Sciences/CNRS Editions (2005), ISBN 2868837905.
  11. Michel Le Bellac ; Des phénomènes critiques aux champs de jauge – Une introduction aux méthodes et aux applications de la théorie quantique des champs, InterEditions/CNRS (1988), ISBN 2-7296-0197-X.
  12. Jean Zinn-Justin ; Des infinis de la mécanique quantique relativiste au groupe de renormalisation, dans : L’élémentaire et le complexe. Universel et singulier, 5e rencontre « Physique et interrogations fondamentales » (1999) ; pdf.
  13. Jean Zinn-Justin ; Renormalization and renormalization group: From the discovery of UV divergences to the concept of effective field theories, publié dans : Quantum Field Theory: Perspective and Prospective ; Les Houches, NATO ASI Series C 530 (1999), 375-388 ; pdf.
  14. Jean Zinn-Justin ; Phase Transitions & Renormalization Group: from Theory to Numbers, séminaire Poincaré (Octobre 2002), 55-74 ; pdf.
  15. Jean Zinn-Justin ; Quantum Field Theory & Critical Phenomena, Oxford University Press (4e édition-2002), ISBN 978-0-1985-0923-5.
  16.   Jean Zinn-Justin ; Critical Phenomena: field theoretical approach, Scholarpedia 5(5) (2010), 8346 ; en ligne.
  17. Édouard Brézin ; Introduction to Statistical Field Theory, Cambridge University Press (2010), ISBN 978-0-521-19303-0.
  18. Dans la QCD, les objets fondamentaux sont les quarks et les gluons, et non les nucléons (neutrons et protons), qui sont les particules observées à basse énergie. On pense que les nucléons sont des états liés de quarks et de gluons, ces objets fondamentaux de la théorie n’apparaissant jamais individuellement sous la forme de particules libres (sauf dans une certaine phase appelée « plasma de quark et de gluons »). Cette « hypothèse du confinement » reste toujours à démontrer rigoureusement à partir de la QCD – cette démonstration étant susceptible de vous rapporter un millions de $$ ; cf. Clay Mathematics Institute ; Quantum Yang-Mills Theory, Millennium Prize (2000), en ligne.
  19. Patrick Aurenche ; La QCD et son histoire : partons d’un bon pied!, École Joliot-Curie de Physique Nucléaire (2005), pdf.
  20.   Olivier Pène ; QCD sans peine, École Joliot-Curie de Physique Nucléaire (2005), pdf.
  21. Silvian S. Schweber ; QED and the Men Who Made It: Dyson, Feynman, Schwinger, and Tomonaga, Princeton University Press (1994), ISBN 978-0-691-03327-3.
  22. Lillian Hoddeson, Laurie Brown, Michael Riordan & Max Dresden (éditeurs) ; The Rise of the Standard Model – A History of Particle Physics from 1964 to 1979, Cambridge University Press (1997), ISBN 978-0-521-57816-5.
  23. Andrew Pickering ; Constructing Quarks: A Sociological History of Particle Physics, Chicago University Press (1984), ISBN 978-0-226-66799-5.
  24. La QCD possède elle aussi un régime perturbatif qui, contrairement à celui de la QED, est situé à « haute énergie ». Ce comportement paradoxal conduit à la propriété dite de « liberté asymptotique » découverte par David Gross, David Politzer et Franck Wilczek. Ces trois physiciens théoriciens ont partagé le prix Nobel de physique 2004.
  25. Richard P. Feynman & A.R. Hibbs ; Quantum Mechanics & Path Integrals, McGraw-Hill (1965).
  26. Jean Zinn-Justin ; Intégrale de chemin en mécanique quantique : Introduction, EDP Sciences/CNRS Editions (2003), ISBN 2-8688-3660-7.
  27. Ken Wilson ; The Origins of Lattice Gauge Theory, Nuclear Physics Proceedings Supplement 140 (2005), 3-19 ; arXiv:hep-lat/0412043.
  28. André Morel ; La chromodynamique quantique sur réseau, dans : Aspects non-perturbatifs de QCD, Ecole d’été de physique des particules de Gif-sur-Yvette (1986), 36-99.
  29. Enzo Marinari ; Numerical Simulation of Lattice Gauge Theories, dans : Aspects non-perturbatifs de QCD, Ecole d’été de physique des particules de Gif-sur-Yvette (1986), 100-137.
  30. Rajan Gupta ; Introduction to Lattice QCD, École d’Été de Physique Théorique des Houches LXVIII « Probing the Standard Model of Particle Interactions » (1997), arXiv:hep-lat/9807028.
  31. Gernot Münster & M. Walzl ; Lattice Gauge Theory – A short Primer, arXiv:hep-lat/0012005.
  32. Gernot Münster ; Lattice quantum field theory, Scholarpedia 5(12) (2010), 8613 ; en ligne.
  33. Peter Weisz & Pushan Majumdar ; Lattice gauge theories, Scholarpedia 7(4) (2012), 8615 ; en ligne.
  34. Jean Zinn-Justin ; Les avatars de la théorie pour une physique prédictive, Clefs CEA 47 (2002), 39-41 ; pdf.
  35.   Jean Zinn-Justin ; Renormalization and renormalization group: From the discovery of UV divergences to the concept of effective field theories, publié dans : Quantum Field Theory: Perspective and Prospective ; Les Houches, NATO ASI Series C 530 (1999), 375-388 ; pdf.
  36. Édouard Brézin ; Wilson’s renormalization group: a paradigmatic shift (2014), arXiv:1402.3437
  37. John Preskill ; We are all Wilsonian now, (18 juin 2013), en ligne.
  38. Sean Carroll ; How Quantum Field Theory Becomes “Effective”, (20 juin 2013), en ligne.
  39. Cornell Chronicle ; Physics Nobel laureate Kenneth Wilson dies, Cornell University (18 june 2013), en ligne.
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